(prologue) Petit éloge de la lenteur

 ou : pourquoi ne pas commander sur Amazon est un geste éthique

(et le contraire un piège qu'on pose pour soi-même)


A Poudlard, l'école de magie de la saga Harry Potter, l'heure du repas est un émerveillement : de nulle part, apparaissent des plats garnis et des mets délicieux, comme par magie ! Il faut attendre l'épisode 4 de la série pour qu'Hermione, amie d'Harry, fasse une découverte renversante : les plats sont préparés au sous-sol par des elfes de maison. Le lecteur réalise avec elle que la société toute entière des sorciers (qui comprend donc les gentils de l'histoire) est une société profondément inégalitaire, et pire ! une société qui profite d'un confort opulent en exploitant une sous classe d'esclaves.

Hermione va alors batailler en créant le front de libération des elfes de maison et ainsi parvenir à transformer le monde des sorciers. Ouf ! Mais si l'histoire se termine bien dans la fiction, qu'en est-il de notre monde ?

Il y a un message fort dans la parabole proposée par J.K. Rowling : partout où l'on profite d'un confort et d'un accès facile et rapide à quoi que ce soit, de façon presque « magique », c'est qu'il se cache quelque chose derrière. Si je fais d'épatantes économies en achetant une paire de chaussures à un prix défiant toute concurrence, ou un kilo de café pour une somme dérisoire, c'est que quelque part, d'une certaine façon, quelqu'un a payé (souvent de sa personne) à ma place. Pris dans le quotidien et dans nos propres tracas, obligés de veiller à ne pas finir le mois dans le rouge, nous oublions aisément tout ce qui se cache derrière chacun des produits et services auxquels nous avons accès. C'est ainsi.


Aujourd'hui, nous vivons dans un monde où tout va de plus en plus vite. Les médias, la communication, internet, les smartphones : si j'ai besoin d'une recette pour accommoder ce rôti de porc ou ces asperges, ou encore vérifier l'orthographe d'un mot compliqué, Google répondra sans attendre. Tout est quasiment instantané. Comme dans Harry Potter, nous vivons désormais dans un monde magique.

Il faudrait alors que tout fonctionne de la sorte. Si j'entends à la radio parler du nouveau best-seller en librairie, ou d'un auteur inconnu mais qu'il faut absolument découvrir, il nous paraît désormais comme aller de soi que celui-ci se matérialise sur le siège passager de la voiture que je conduis en route pour mon travail. Pourquoi pas ?

Sauf que, tout comme dans le monde d'Harry Potter, il serait peut-être bon de me demander ce qui se cache derrière : dans les coulisses du tour de passe-passe qui amène à toute vitesse le livre demandé, qui a œuvré en secret – et dans quelles conditions ? – pour répondre à mon impatient désir ?

Heureusement pas encore aussi instantané, Amazon nous propose aujourd'hui des livraisons en 24H. Difficile de battre ça. Et il est vrai qu'il y a quelque chose de jouissif et de rassurant dans l'idée de pouvoir avoir aussi rapidement chez soi le dernier album de Johnny, un vieil Amélie Nothomb qui manque à ma collection ou Le Pouvoir du moment présent d'Eckhart Tolle, parce que j'en ai soudainement très envie.

Reste la question suivante : dans toute cette affaire, qui sont les elfes de maison ?


Prenons un instant pour imaginer la logistique pour qu'un livre, un cd ou un aspirateur soit livré chez moi le lendemain de ma commande. Par quels moyens et en passant dans quelles mains mon précieux tome 89 de One Piece arrive-t-il jusque dans ma boîte aux lettres ? Qui fait les trois huit dans d'immenses entrepôts, en courant sans cesse ? Qui travaille ou conduit la nuit ? Qui n'a pas de pause et pas le droit d'aller aux toilettes ? Qui débarque à 5H du matin pour trier les colis ? Combien sont payés tous ces gens ? Avec quels contrats précaires ? Quelle dose de stress et de pression encaissent-ils chaque jour parce qu'on leur demande de faire encore et toujours plus vite pour respecter les délais ? Et, peut-être plus important : sont-ils heureux de vivre ? sont-ils épanouis dans leur travail ?

Autre question, mais qui découle de celle-ci : ai-je envie de cela pour moi-même ? Parce qu'au-delà de la question de donner ou pas de l'argent au géant américain (qui en est tout de même déjà une), il y a celle du modèle de société que cela représente. Et, corrélée, la question des exigences que ce modèle implique : parce qu'il y a de fortes chances que cela nous retombe dessus, et n'est-ce pas déjà ce qui se passe ? Cette exigence du tout, maintenant, tout de suite, n'est-elle pas en train de se glisser partout ? Si je demande à être servi en un temps qui défie presque les lois de la physique, ne va-t-on pas me demander la même chose ? Et ce rythme est-il humainement soutenable ?


Je repense souvent à Jdimytai Damour.

Jdimytai Damour était un employé de Wall-Mart. Grand gars de 34 ans, presque deux mètres, large d'épaules. C'est lui, à 5H du matin, le vendredi 28 novembre 2008, qui ouvre les portes d'un des magasins de Long Island. C'est le Black Friday1. Une foule impatiente d'à peu près 2000 personnes désireuses de profiter au plus vite des soldes se précipite à l'intérieur. Le grand gaillard meurt en voyant passer sur lui les pieds de cette foule furibonde.

Comble du comble : lorsque la direction tente de fermer le magasin exceptionnellement, en raison de l'incident, les acheteurs refusent de quitter les rayons.

Chaque fois que je sens peser sur moi cette urgence du tout maintenant tout de suite (à des prix les plus bas possibles!), et surtout chaque fois que je sens bouillir en moi ce désir impatient d'obtenir tel ou tel objet, je repense à Jdimytai Damour. Chaque fois je me dis que ça pourrait bien être moi. Ça pourrait bien être moi sous ces deux mille paires de pieds. Et ça pourrait très bien être mes pieds qui piétinent le pauvre garçon.


Lorsque je commande sur Amazon, parce qu'il me faut le livre, parce que c'est la prof de mon gamin qui l'a demandé, là, pour mercredi, ou parce que j'ai vraiment vraiment envie de le lire, là, tout de suite, ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement la satisfaction de mon désir, ni seulement, à terme, la survie des commerces de proximité.

Ce qui est en jeu, c'est tout un modèle de société. Précisément le modèle de la société dans laquelle nous vivons. La question que je devrais me poser, au-delà de mon désir immédiat, ou d'une pression extérieure venant d'untel ou d'untel, c'est si je désire vivre dans ce monde-là. Sachant qu'à un moment ou à un autre, ça va me revenir dans les dents comme un boomerang.

Parce que quand j'encourage par mes achats le modèle Amazon, cela a des répercussions sur ma propre vie, sans même que je m'en rende compte. Aujourd'hui, les entreprises, quelles qu'elles soient, doivent faire face ; et ce que je demande à Amazon un jour, l'on viendra me le demander un autre jour. Il y aura alors deux possibilités : finir par couler, ou batailler pour essayer de faire aussi bien que le géant américain, sans jamais y parvenir et en faisant peser sur nos épaules à tous – et à tous niveaux – des objectifs inatteignables, parce qu'il est clair que nous, petites et moyennes entreprises, n'aurons jamais les outils qui sont ceux d'Amazon. Et peut-être aussi parce que, malgré tout, nous avons encore un peu de décence.

Jdimytai Damour ou les elfes de maison, c'est très exactement la même chose : un jour nous pouvons profiter de leur sacrifice ; mais un autre jour, nous sommes les sacrifiés, et ce, qu'importe à quel maillon de la grande chaîne de la consommation nous puissions nous trouver.

Lorsque je décide de ne pas commander sur Amazon, ce n'est pas seulement à ma librairie locale (ou encore à mon disquaire voire à d'autres commerces désormais2) que je rend service, mais aussi et avant tout à moi-même. Lorsque je décide de dire à mon désir impatient d'attendre un délai de livraison qui pourra prendre quatre jours, une semaine, ou plus, c'est tout un modèle de société que je promeus. Un modèle qui prend en considération chaque maillon de la chaîne de la distribution, qui prend en compte les limites des capacités humaines, qui prend en compte le bien être des individus qui font parvenir jusqu'à moi les objets de mon désir, un modèle qui revient à un temps normal, un temps sain.

L'on pourra dire que c'est trop tard, invoquer la marche du monde, la loi du marché et l'exigence de la concurrence. L'on pourra dire que nous ne sommes pas de taille à lutter contre. C'est ce que Ivan Illitch appelle le « monopole radical » : autrement dit, « lorsqu'un moyen technique est trop efficace, il monopolise les usages et empêche les accès au moyens plus lents3. » Ce qu'internet et Amazon sont en train de faire avec l'immédiateté, redéfinissant jusqu'à nos rapports humains.


Or, je crois, que chacun à notre échelle, de là où nous sommes, nous pouvons faire pencher la balance – un peu comme le colibri de la fable citée en exemple par Pierre Rabhi, celui qui, transportant dans son bec une goutte d'eau, « fait sa part » pour éteindre le feu qui menace la forêt.

Si nous ne voulons pas un jour être à notre tour Jdimytai Damour, nous avons pouvoir et devoir d'agir pour que le modèle que représente Amazon ne gagne pas. Et il nous faudra certainement faire plus que ne pas commander sur leur site : ne pas défendre cette entreprise qui maltraite ses salariés, fais dans l'évasion fiscale légale, et propose une concurrence déloyale, c'est une chose.

Or, il nous faut avoir bien conscience que le groupe Amazon n'est pas à lui seul responsable du monde dans lequel nous vivons. Tout au plus en est-il un symptôme, l'incarnation protéiforme la plus visible de ce qui est en train d'advenir.


Le modèle Amazon, c'est tout un rapport au monde, au travail, à la consommation, à l'immédiateté, à la facilité d'accès. Un rapport qui se déguise comme à notre avantage, mais qui ne le sera jamais.


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1Je t'invite à repenser à Jdimytai chaque fois que tu recevras une sollicitation pour un Black Friday (qui se décuple désormais en « Black Friday Week », pour les amoureux de la torsion sémantique extrême). Ça laisse toujours un arrière goût bizarre.

2Dans la ville où j'habite, il n'y en a d'ailleurs plus aucun. Où faut-il se rendre à l'extérieur, dans la zone commerciale, où la proposition est assez maigre et décevante.

3« Quand une industrie s'arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l'objet d'une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. La consommation obligatoire d'un bien qui consomme beaucoup d'énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d'une valeur d'usage surabondante (la capacité innée de transit). » in Énergie et équité, Le Seuil, 1975.

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