La véritable valeur de notre travail

 

ou : pourquoi payer un produit ou un service moins cher

c'est très exactement ce qui fait que nous sommes payés moins chers



« Il n'y a pas d'argent magique », a dit le prestidigitateur.

Avant de procéder au tour de passe-passe

Qui fait disparaître l'argent d'une main

Pour qu'il réparaisse dans l'autre –

Ni vu ni connu.



Je voudrais revenir sur une formule que j'ai entendue de nombreuses fois, et que je trouve, socialement, d'une grande violence. Et il s'agit pourtant d'une formule parfois utilisée par ceux-là même qu'elle violente.

Cette formule, je l'ai entendue plusieurs fois ces derniers temps dans les médias : selon eux, les gilets jaunes seraient un mouvement pour une vie moins chère. Et c'est peut-être vrai, mais je trouve cela terrible ! Posons-nous la question un instant : à combien évaluons-nous notre propre vie ? Personnellement (les jours où la dépression ne reprend pas le dessus), je considère que ma vie a une valeur, et cette valeur je pourrais la dire inestimable. Et de fait, il en va de même pour toutes les vies de tous les gens qui sont là autour de moi, proches, ou à l'autre bout de la planète.

Je voudrais que l'on comprenne que lorsque l'on demande une vie moins chère, c'est sa propre vie que l'on brade.


Et je vais essayer de te le démontrer aussi simplement que possible. Qu'appelle-t-on la « vie moins chère » ? Évidemment , en premier lieu cela a à voir avec le pouvoir d'achat. Si j'ai des besoins que je ne peux satisfaire, c'est nul. Si ce sont mes besoins de base que je peine à satisfaire, comme le logement, la nourriture, les habits, le chauffage et un moyen de locomotion pour pouvoir aller travailler (afin de payer pour ces besoins), alors c'est merdique.

Le calcul est alors simple et rapide : il faut augmenter les salaires et baisser les prix.

Sauf qu'en faisant cela, on prend les choses à l'envers et pire, on se tire une balle dans le pied !


Et je t'explique pourquoi : si on enlève la partie taxes du prix d'un produit (un pantalon, des patates des spaghettis, une ampoule ou une voiture, par exemple) ou d'un service (le train, ou la poste ou internet), il reste un certain montant. Nous pouvons estimer comme nous le faisons la plupart du temps ce prix depuis nos revenus : je gagne tant, je peux mettre tant. Il faudrait alors que le prix du produit ou du service me soit accessible. Sauf que nous oublions un élément important : pour que ce produit existe et vienne jusqu'à moi, il y a eu plusieurs travailleurs qui ont œuvré ; et c'est la même chose pour tout service : internet ou l'électricité n'arrivent pas par magie chez moi. Et en y pensant bien, je considère que le prix de tout produit devrait être fixé par rapport au travail fourni par les différents employés impliqués pour que le dit produit existe et arrive jusqu'à moi. Le plus simple c'est de calculer le prix des matières premières et du temps de travail nécessaire à la confection et au transport (+ évidemment, l'énergie, les infrastructures, etc...).

Mais je voudrais que nous nous concentrions sur le temps de travail, car il me semble la donnée la plus pertinente pour pouvoir estimer – de façon grossière, mais parlante – le prix des choses.


Prenons ces deux pantalons que j'ai achetés récemment, chacun à 15€, ce qui m'a paru un bon prix. Un bon prix, si je considère mon salaire et mes différentes dépenses mensuelles pour la vie de tous les jours (je gagne en gros 1300€ par mois pour 39 heures œuvrées par semaine, ce qui, si tu fais le calcul, n'est pas loin du smic horaire). Or, il faudrait considérer avec intérêt ce prix de 15€ et le décomposer complètement : la matière première (le tissu dont le prix contient lui-même ses propres matières premières et le prix de sa fabrication – donc le travail des manufacteurs) + la conception (design du patron) + coups de production (électricité et structure) + main d'œuvre (les fameuses heures de travail, qui contiennent le salaire du travailleur ET les charges patronales ou de l'entreprise) + le transport (et le salaire du transporteur) + la part du détaillant (le magasin où j'achète mon pantalon, avec les salaires des employés et les différentes taxes, etc).

Concentrons-nous pour simplifier cette réflexion sur la main d'œuvre : la personne qui coud et assemble le pantalon1. Si l'on considère le prix du SMIC, le revenu auquel nous sommes nombreux à être payés, qui est au 1er janvier 2019 de 10,03€ (mais avec 7,72€ qui reviennent au travailleur2) + en vérité, d'autres charges que dépensent le patron : ce qui veut dire que pour embaucher un salarié au SMIC, grossièrement, les employeurs dépensent 15€. Mon pantalon coûte donc, en gros : une heure de travail (je le paye cependant avec deux heures de travail).

Or si j'observe de près ce vêtement, qui semble de bonne facture, je m'aperçois d'un certain nombre de coutures, poches, doublure, fermeture, boutons... etc. On peut imaginer que la découpe est opérée avec une machine. Cependant, même avec la plus grande dextérité du monde et avec la célérité adéquate, j'ai du mal à imaginer sa fabrication complète en moins de vingt minutes. Partons sur ce chiffre. Donc, faisons le calcul : il coûterait (au prix hypothétique de 15€ de l'heure) 5€ de main d'œuvre pour sa fabrication. Pour rester sur ce prix, il faut cependant que l'ouvrier ou l'ouvrière garde la cadence ! Considérons que ces 5€ ne regardent alors pour l'instant que la fabrication – et ne contiennent donc pas tout le reste.

Maintenant, remarquons qu'il est fabriqué en Thaïlande (c'est écrit sur l'étiquette). Il a donc en vérité coûté bien moins que ça.


Demandons-nous combien gagne ce travailleur thaïlandais sur ce pantalon.

Demandons-nous à notre tour combien nous gagnons pour le travail que nous fournissons.

Demandons-nous combien nous sommes prêt à payer pour ce pantalon.

Demandons-nous combien nous voudrions être payés si nous avions nous-mêmes œuvré à la fabrication de ce pantalon.

La valeur que tu accordes à ton propre travail devrait être automatiquement corrélée à la valeur accordée à ce pantalon.


C'est pourquoi, lorsque j'y réfléchis bien, que je regarde ma fiche de paye et que je la compare avec mes dépenses courantes (toit sur la tête, alimentation, déplacements3, électricité et eau), pour une vie confortable mais somme toute plutôt raisonnable (quelques loisirs et sorties, internet, des livres... etc), et que je la considère avec mes perspectives d'avenir, en prenant en compte mes éventuelles et très maigres économies, et les impôts qui tombent, je crois qu'il est juste de dire que je ne suis pas assez payé et que je ne paye pas assez cher mon pantalon.

J'estime, au flair, que mon pantalon devrait coûter quelque chose comme 45€. En vérité, il existe des pantalons à 45€ sur le marché. Même d'autres démentiellement plus chers. Est-ce que le prix de ces pantalons est lié d'une façon ou d'une autre à une meilleure rémunération de ceux qui les fabriquent ? Je n'en suis pas totalement certain.

Je voudrais que nous prenions un instant pour bien réfléchir à la valeur exacte de notre de pantalon. Et surtout, pour considérer qui produit cette valeur, et à qui donc ces 15 ou 45€ devraient revenir.

Pour cela, imaginons que je possède un sachet de graines et un lopin de terre. Je remets ces graines à un certain Jean-Paul. C'est lui qui va labourer mon petit champ, planter les graines, les arroser, revenir surveiller que lorsqu'elles pousseront, elles ne se fassent pas dévaster par toutes sortes de bestioles ou maladies de plantes dont j'ignore à peu près tout. Les plantes poussent, donnent une belle production de carottes qui nourriront une famille pendant un mois. C'est encore Jean-Paul qui s'occupe de les récolter, puis de les transporter jusqu'à un hangar pour les stocker.

Voici la question la plus importante : à qui sont ces carottes ? L'on serait tenté de dire qu'elles m'appartiennent, après tout, c'était mon lopin de terre et mes graines. Or sans les efforts de Jean-Paul, c'est-à-dire sa force de travail, la récolte de carottes n'existerait tout bonnement pas. Il y aurait juste un lopin de terre vierge et un sachet de graines avec lequel je ne me nourrirais certainement pas.

C'est là ce que je veux dire : la véritable valeur est la force de travail de Jean-Paul4. En quelque sorte, et par conséquent, la récolte de carottes est bien plus à lui qu'à moi. Et en imaginant que l'on considère malgré tout qu'en dépit de mon moindre effort (j'étais peut-être en train de compter mes autres sachets de graines, à l'ombre chez moi, tandis que Jean-Paul trimait sous le soleil), je mérite un pourcentage de cette récolte, je crois qu'il serait assez juste de dire que devraient me revenir, disons, 10% de ces carottes.

Toute l'incroyable roublardise du système dans lequel nous vivons (que l'on appellera « capitaliste » si l'on veut, mais qui remonte à bien plus loin que l'apparition de ce terme) est d'avoir fait croire que c'était le propriétaire des graines à qui devait revenir la récolte. Et à lui ensuite de rémunérer ses ouvriers selon une somme qu'il définira. Étrangement, il s'agit rarement de 90% des carottes.



J'entends souvent même dans ma propre bouche, tout le mérite qu'a ma patronne à tenir son entreprise et à permettre ainsi à quinze salariés de vivre. Moi-même, je suis par moments reconnaissant envers elle. Et reconnaissons lui d'être elle-même travailleuse et de ne pas compter ses heures.

Pourtant, interrogeons-nous sur plusieurs éléments : d'où provient l'argent qui lui a en premier lieu permis d'investir pour acheter le bâtiment de la librairie où je travaille ? A-t-elle gagné cet argent en étant caissière au Monoprix ? Ou même en étant employée elle-même d'une librairie ? Quand je regarde mes propres économies et que je calcule le nombre dément d'années qu'il me faudrait avant de pouvoir prétendre faire la même chose qu'elle, j'en doute fortement. Il y a fort à parier qu'une immense partie de l'argent qui lui permet de faire cela provient de sa famille, et /ou de celle de son mari5, et que son seul fort tempérament entreprenarial n'aurait pas suffit.

Puis, lorsque nous utilisons des formules comme : « elle a du mérite de donner du travail à quinze personnes ! », nous oublions qu'en vérité se sont aussi les employés qui « donnent de leur travail ». Repensons ensemble à notre petit champ de carottes.


Maintenant, je voudrais que nous regardions ce petit relevé de chiffres ci-dessus. Je le tiens d'une campagne de crowfunding lancé par un distributeur de produits bio sur le site Bluebees (site sur lequel des particuliers peuvent aider des petites – ou moins petites – entreprises, en lien avec l'agriculture et le bio, à se lancer, ou comme c'était le cas avec cette campagne-ci, à s'agrandir). La campagne était très claire, bien chiffrée et absolument transparente. À un détail près, qui m'a quelque peu choqué. Un des objectifs des fondateurs de la marque était, je cite, de : « s’adresser directement, sincèrement et avec amour au consommateur sans chichis marketing. »

Cependant, voici un tableau prévisionnel de l'utilisation des 80 000€ demandés aux crowfunders (donc les particuliers prêtant de l'argent à l'entreprise) :


            À quoi servira l'argent ?

            BUDGET GLOBAL Montant (TTC)

            Améliorer le web marketing 10 000€

            Renforcer le système d'échange

                        de données informatiques 10 000€

            Promotion de la marque 10 000€

            Design et packaging 15 000€

            Achat de stock 35 000€

            TOTAL 80 000€


Je trouve ce budget terriblement éloquent : pour une marque dont un des objectifs est de « s'adresser (…) au consommateur sans chichis marketing », plus de la moitié du budget ici présenté sert en vérité à permettre ces chichis marketing ! Si je te partage ce petit tableau, c'est qu'il me semble terriblement représentatif du monde dans lequel nous vivons. Notons plusieurs choses qui ne ressortent pas immédiatement de ce relevé de chiffres :

La première, c'est qu'il s'agit ici d'une entreprise qui – normalement – promeut un commerce responsable, éthique, à la fois envers la planète, envers les producteurs et ses propres employés. Donc, nous pouvons facilement imaginer que pour des marques comme Coca Cola, Nike, ou Disney, les chiffres seraient encore plus sidérants.

La seconde, c'est que des 35 000€ pour « l'achat de stock », il va de soi que cette somme ne revient pas systématiquement directement aux producteurs eux-mêmes, puisque la marque (française) dont il est ici question passe en partie par des grossistes étrangers. Par conséquent lorsque je paye mon pot de 250 grammes de beurre de cacahuètes bio à la Bio Coop ou dans les rayons de mon supermarché Carrefour quelque chose comme 4€, combien reviennent au producteur de cacahuètes et à l'entreprise qui transforme ces cacahuètes en beurre de cacahuètes ? Si sur 4€, nous avons déjà 2,75€ qui ont servi aux chichis marketing et au packaging (chichis qui permettent en fait de servir au consommateur une image d'adresse directe, de sincérité et d'amour), il ne reste sur ce pot que 1,75€ pour le produit lui-même (auxquels nous pouvons retirer pas mal d'argent avec entre autres le transport, vu que les cacahuètes ne proviennent certainement pas d'Europe et que le beurre lui-même est fabriqué aux Pays-Bas).

Je suis incapable de faire les calculs pour des chiffres exacts, mais cela me paraît complètement vertigineux.

Mais la troisième chose notable dans cette histoire c'est le très probable écart de revenus entre celui du type qui cultive et/ou récolte les cacahuètes et le salaire du gars qui s'occupe du packaging du pot de beurre de cacahuètes, ainsi que de celui qui gère le site internet de la marque.

Et je crois que cette dernière considération a une importance capitale. Et une importance qui ne se compte pas qu'en pièces et billets. Il s'agit de l'importance du capital symbolique. Nous allons en parler plus amplement au chapitre d'après, mais considérons qu'il n'existe en vérité aucun paramètre purement objectif qui justifie réellement que tel métier soit payé plus que tel autre – si ce n'est, justement, la place symbolique accordée à tel poste et à telle responsabilité dans notre imaginaire collectif.

Ici, il y a des chances que le graphiste soit mieux payé que l'ouvrier. Encore qu'il faudrait aller vérifier les fiches de paye. Mais quoi qu'il en soit, si l'on considère le tableau ci-dessus, nous pouvons nous faire une vague idée de cet écart.

Le plus notable reste pour moi l'importance accordée en fin de compte à l'image des produits et de la marque en regard de celle accordée aux produits eux-mêmes. Il me faudra expliciter cela plus amplement ensuite, mais notons une des premières et majeures propositions que je voudrais faire :

L'interdiction de la publicité – ou, tout au moins sa révision en quelque chose de plus fonctionnel. Cette interdiction (ou révision) s'étendrait d'ailleurs au domaine politique. Mais comme je l'ai dis, nous y reviendrons.


Maintenant je voudrais, avec ces chiffres en tête, que nous repensions au prix de mon pantalon et au prix du pot de beurre de cacahuètes bio, corrélés à la valeur que j'accorde à mon propre travail. Ainsi qu'à ma valeur en tant qu'individu et citoyen au sein de ma communauté. Nous l'avons compris, si je veux être payé plus cher, il faut qu'en échange, je sois prêt moi aussi à payer plus cher. Et nous avons là un élément des plus importants si l'on se projette dans le champs des classes sociales.

Considérons premièrement que toi et moi, nous ne sommes certainement pas assez payé. Dans les débats auxquels j'ai assisté, il était demandé de faire monter le SMIC à 1800 € – ce qui est si je ne me trompe l'actuel salaire médian. Et bien, considérant ce que je viens de détailler, je trouve que ce n'est pas assez. Au flair, pour que, d'une part, la valeur travail soit reconnue avec plus de justesse, et que d'autre part je puisse acheter des pantalons à un prix plus juste (ce qui est, nous l'avons vu, directement lié à la valeur que j'accorde à mon propre travail), j'estime qu'il faudrait que le SMIC soit monté à 3000 €.

J'estime que ce salaire doit me permettre, en plus d'acheter des pantalons à un prix juste, de faire de réelles économies. Des économies qui pourraient me permettre au bout de quelques années de plausiblement créer ma propre entreprise (dans mon cas, il s'agirait d'une librairie, mais ce pourrait être tout à fait autre chose). Car, je considère qu'un salaire qui permet de vivre correctement mais qui en regard te lie pieds et poings à ton travail n'est pas un salaire digne. Un salaire qui te fait te sentir redevable envers un patron ou une entreprise, sans qui tu serais plausiblement à la rue, n'est pas un salaire digne, c'est un salaire aliénant. Or, tant que nous vivons dans ce monde où l'on doit s'estimer heureux d'avoir un travail, nous sommes prisonniers. Et cela n'est pas compatible avec un monde, une société et une vie où « être libre » devrait être le premier de nos droits.

C'est pourquoi je considère que cette somme de 3000 € est loin d'être exagérée. Et encore, je prends ce que l'on pourrait appeler une fourchette basse.


Maintenant, je voudrais ajouter un autre paramètre qui me semble être de la plus grande des importances : les impôts. La plupart du temps, nous regardons les impôts comme un truc pourri qui tombe au mauvais moment pour nous ponctionner l'argent que nous n'avons pas. Sauf qu'il ne devrait pas s'agir de cela.

Nos impôts servent à financer nos services publics. Ce n'est en vérité pas tant de l'argent que l'on nous prend, mais en vérité une somme que nous payons pour un service rendu, notre participation à un effort commun pour la communauté. Ces services ce sont les administrations, les écoles, les éboueurs, les employés qui nettoient et entretiennent nos rues, nos services sociaux et de santé, l'assurance maladie, l'armée (nous pourrons en reparler), les bibliothèques, ou le chômage (nous pourrons aussi en reparler) et certainement d'autres choses qui ne me viennent pas en tête.

Pour ma part, je ne crois pas que ce soit de l'argent que l'on nous vole (même si je voudrais bien avoir mon mot à dire sur comment cet argent doit être utilisé – ce qui pourrait être une autre proposition), et pour tout dire, personnellement, je voudrais payer des impôts. La vérité est pourtant celle-ci : alors que je gagne plus qu'un simple SMIC (mais, je le rappelle, parce que je travaille 39 heures et non 35), je ne suis pas imposable. Tout au plus payé-je la taxe d'habitation en grinçant des dents, car elle bouffe mes rares économies. Résultat, je profite gratis des services publics. Donc, alors que je travaille bel et bien, je fais moi aussi partie des profiteurs, des assistés. Et pour tout dire, cela me dérange. Je veux payer des impôts pour moi aussi participer pleinement à ma communauté.

C'est pourquoi j'estime qu'en fin de compte le SMIC devrait être à 4500 € : 3000 que je toucherai effectivement et 1500 qui seraient éventuellement pris à la source en guise de participation au service public. Je propose que le terme d'impôt soit d'ailleurs abrogé pour un autre plus noble, plus positif, comme « participation solidaire », par exemple. Faites vos propositions !


Il me semble judicieux de revenir sur un terme que je trouve problématique et, lui aussi d'une grande violence : celui des « assistés ». Je rappelle au passage que l'objectif de ma réflexion est d'imaginer une version de notre société qui colle plus à notre beau slogan, « liberté, égalité, fraternité ». Qui appelle-t-on les assistés ? Les chômeurs, ceux qui touchent le maigre RSA (=10% seulement du SMIC que je considère comme juste !), et un certain nombre de personnes handicapés qui touchent eux aussi de maigres pensions, ou bien éventuellement certaines familles qui touchent elles aussi des pensions alimentaires. Mais considérons que si nous avions un SMIC éthique, aucun travailleur n'aurait plus à percevoir aucune aide.

Pour les autres, écartons les handicapés immédiatement en soulignant que nombre d'entre eux vivent dans des conditions médiocres et indignes. Pour le RSA et le chômage, rappelons que le premier n'est pas si facile à avoir : j'ai testé à une période où je vivais avec une fille qui touchait une pension de ses parents (un peu aisés) durant ses études et bim, je n'avais plus droit à rien. Maintenant, considérons aussi cela : j'ai souvent entendu cette idée selon laquelle tant et tant d'assistés resteraient chez eux à glander, gagnant plus avec les différentes aides que certains travailleurs aux salaires les plus bas. Inversons le problème : il ne s'agit pas tant des aides elles-mêmes, avec lesquelles on ne mène d'ailleurs pas la grande vie. Le véritable problème réside justement dans l'existence d'emplois mal payés et de travailleurs mal considérés. Proposez des emplois dignes et gratifiants, rémunérés par des salaires corrects et traitez vos travailleurs avec considération et respect et vous verrez que les glandeurs deviendront une rareté.


Maintenant, je veux que nous relisions ensemble le mot : assisté. Qu'est-ce qu'une personne assistée ? Être assisté, c'est lorsque qu'un individu ou une machine fait le travail à ta place. Prends ta voiture plutôt que de marcher, tu es assisté. Tu as un chauffeur ? Tu es un assisté. Tu as une femme de ménage ? Tu es un assisté. Tu achètes des plats préparés ? Tu es un assisté. Tu appuie sur un bouton pour qu'arrive l'électricité dans ta cuisine ? Tu es un assisté. Tu vas au restaurant et le serveur t'apporte ton repas, puis un plongeur lave ton assiette ? Tu es un assisté.

Tu as une entreprise avec des employés qui travaillent pour toi et donc participent à faire tourner une boîte que tu ne pourrais faire tourner seul et te permettent par conséquent toi aussi de vivre ? Tu es un assisté. Tu es à la tête d'une méga-entreprise qui fait des milliards de profits (que tu multiplies en les plaçant sur des comptes aux îles caïmans et en investissant en bourse) sur le dos de travailleurs qui t'offrent leur force de travail contre un minable SMIC ? Tu es un putain d'assisté. Tu achètes à 15€ un pantalon qui devrait en coûter 30 ou 45, fabriqué au Bangladesh ou en Chine ou en Thaïlande par des ouvriers sous-payés ? Tu es aussi un putain d'assisté.

En fait, si l'on garde en tête l'idée d'un SMIG à 4500 € et que l'on regarde nos fiches de paye, nous sommes en droit de considérer que, d'une certaine façon, nous donnons de l'argent à nos patrons et à nos entreprises. Mais peut-être aussi que tous, nous volons un peu d'argent à des travailleurs qui devraient être mieux payés, tandis qu'eux, avec leur maigre salaire résultant du fait que nous voulons une « vie moins chère », veulent aussi une vie moins chère, ce qui a pour résultat que j'ai moi aussi un salaire de merde.


Je sais bien que la somme de 4500€ est tirée par les cheveux – et qu'il serait d'ailleurs difficile à ma patronne de garder la librairie où moi et 14 autres employés travaillons s'il lui fallait sortir de telles sommes. Pourtant, si nous pensons à une autre échelle : c'est-à-dire celle des grandes entreprises et des grands groupes, ce n'est pas tout à fait idiot, il suffirait de mieux répartir les bénéfices, ou pour le dire autrement, remettre l'argent entre les mains de ceux qui le produisent par leur force de travail, plutôt que de le placer sur des comptes afin d'accroître un capital immense (lui-même fructifié dans des placements déments en bourse).

L'idée derrière cette somme extravagante de 4500€ est de rappeler la valeur du travail de chacun d'entre nous. Parce que d'une part l'industrialisation à outrance et, d'autre part, la délocalisation à l'étranger (c-a-d l'exploitation de travailleurs en dehors de notre pays, parce que : c'est moins cher!) nous ont déconnectés de la valeur réelle des choses, la valeur de chaque produit, la valeur de chaque service, la valeur de notre travail et, en dernière instance, de notre valeur propre.

Pourquoi existent et continueront d'exister les Leader Price, les Lidl, les Promod ou les auto-écoles Permis-Moins-Cher ? Pour une simple et bonne raison : maintenir une classe pauvre et donc exploitable. Une classe aliénée à son travail, une classe qui pense : « soit heureux d'avoir du travail ». Une classe exploitée, payée avec un salaire tout juste suffisant pour survivre, mais qui peut le faire parce qu'existent des enseignes et des produits pour les pauvres. Or, lorsque l'on consomme dans ces enseignes, lorsque l'on va acheter son pantalon à 15€ (voire, 10 ou 5€ encore ailleurs) dans la boutique de fringues pas chères, que fait-on plus que des économies si ce n'est de continuer de dire : je suis pauvre ? Bien sûr, ni toi ni moi n'en avons conscience en achetant notre pantalon. Plutôt croit-on faire une affaire.

Mais chaque fois l'on oublie que nous payons la facture d'une façon ou d'une autre.

Ça ne se voit pas sur le ticket de caisse ni sur ton relevé bancaire. Mais si tu écoutes attentivement cette vague aigreur, ce sentiment diffus d'injustice (celui qui a mis les gilets jaunes dans la rue et sur les ronds points), tu sais que quelque part, il y a une arnaque.


L'arnaque est dans la non-corrélation évidente entre prix des produits sur le marché et salaires. Si l'on a été sur un marché artisanal, ou dans n'importe quelle boutique de fringues de créateurs, c'est-à-dire, cousus mains par de laborieux et passionnés artisans, on a certainement haussé les sourcils et grincé des dents : « Purée ! Mais c'est super cher. Ouais, voilà bien une boutique de bobos friqués ! Très peu pour moi » Et effectivement, si l'on gagne un SMIC, un pantalon à peut-être 100€, ça peut sembler cher. Or, si l'on prend en compte le temps de travail (création du modèle, recherche des matières premières, coût de ces matières, découpe, couture + loyer du local, taxes et dépenses diverses), il est rapide de calculer que le créateur ne gagne pas directement ces 100€6, et surtout cela nous rappelle une chose essentielle : ces 100€, ce devrait plausiblement être le prix de n'importe quel pantalon. C'est-à-dire un prix qui reconnaît la valeur travail derrière le produit.

On me dira qu'existent aussi des pantalons à 100€ (ou plus) qui sont eux aussi produits industriellement. C'est là que je rappellerai le tableau du budget global cité en exemple ci-dessus. Ce que nous payons aussi la plupart du temps, c'est le prix de tout le « chichi marketing », le prix de campagnes de pub invasives, le prix d'une image, fictive, et pour ainsi dire, la plupart du temps : mensongère. Sans compter une part très subjective et encore plus fictive de cette valeur : ainsi un prix peut être fixé pour donner plus de valeur symbolique à un objet. Un même pull, ayant les mêmes coups de fabrication, de distribution et de publicité, sera pourtant vendu plus cher dans une boutique de luxe, parce qu'un individu riche doit sentir qu'il achète un pull de riche, et non pas un pull de pauvre – même si, intrinsèquement, le vêtement lui-même est en fin de compte extrêmement semblable.


Lorsque je demande un SMIC à 4500€, c'est avec tout cela en tête : le fait que le monde industrialisé et recouvert d'images dans lequel nous vivons nous a totalement déconnectés de la valeur de notre travail, de la valeur des choses que nous fabriquons et consommons, et, par conséquent de notre propre valeur.


Le plus révoltant, dans toute cette affaire est que 4500€, ce n'est peut-être pas si déconnant quand on pense aux salaires des cadres, des grands patrons, des acteurs que nous aimons tant voir sur grand écran, des footballeurs, des traders... etc, et puis à l'évasion fiscale avec des placements dans les paradis fiscaux... en vérité le chiffre que je propose est peut-être même assez minable.

Reste une question essentielle : pourquoi et selon quels critères existe-t-il de tels écarts de salaires, ainsi que d'écarts de prix des biens et services ? Pour une simple raison sur laquelle nous allons revenir au chapitre suivant : la valeur symbolique. Qui ne se compte pas toujours en argent, mais parfois quand-même si.


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1Nous pouvons cependant imaginer que plusieurs personnes se relaient pour la conception totale : untel-le découpe, untel-le coud les jambes, un-e autre coud les poches, et encore un-e autre qui ajoute les boutons... etc. J'en profite ici pour souligner combien le travail à la chaîne nous déconnecte de la réalité de la fabrication d'un objet. De la sorte il est désormais difficile de savoir combien de temps dure exactement la fabrication d'une voiture. Difficile même peut-être pour les ouvriers de savoir ce qu'ils font : quelle est la pièce qu'ils assemblent ou contrôlent (je parle en connaisseur pour avoir fait en intérim du « contrôle qualité » de pièces automobiles dans une usine) et son utilité exacte dans le mécanisme global. Devenus presque des robots accomplissant une tache mécanique et répétitive, celle-ci se trouve déconnectée de la finalité du geste. Nous ne pouvons dans le monde du travail à la chaîne jouir du plaisir et de la fierté (qui participent à conférer du sens à nos vies) du travail accompli – désormais pris dans un travail jamais fini et toujours à refaire.

2Notons ici cette demande qui revient souvent au sujet des écarts de salaires hommes / femmes. Chaque fois que l'on insiste sur cet écart, et aussi légitime puisse être cette demande, on oublie cela : les travailleurs et travailleuses payé-e-s au SMIC sont tou-te-s mal payé-e-s de la même façon ! Chaque fois que l'on parle des écarts de salaires, il ne faudrait jamais nous contenter de le faire pour la seule lutte féministe, mais bien penser ces écarts de façon globale.

3Pour ma part, j'ai actuellement de la chance, je vais travailler en vélo en 10 minutes, j'économise pas mal sur ce point. Mais ce n'est pas le cas de ma compagne qui conduit en tout une heure par jour pour aller et revenir travailler.

4Oui, je reformule certainement les théories marxistes, qui sont venues à moi sans que j'ai eu besoin de lire ses écrits. Mais il me semble que mon exemple imagé est assez parlant, sans que j'ai besoin de t'assommer de références.

5Et, pour tout dire, il est ici de notoriété publique qu'elle et son mari possèdent une grande partie des logements alentours, ce qui leur confère un revenu confortable et un train de vie que j'ai du mal à imaginer. Mais notons ceci au passage :

6D'autant que s'il est réglo et qu'il déclare ses bénéfices, le créateur devra ensuite en reverser la moitié en guise d'impôts direct et de cotisations variées.

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